Chroniques corses
Avec les amis on a fait une échappée îlienne, des vacances en Corse
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Galets noirs, sable foncé, méduse échouée. De la même couleur que les lacets. Violette. Corps mouillés, maillots. Serviette étriquée. Il est noir le sol il est noir, nous sommes rouges de vie, de soleil. Du clair on passe à l’obscur, galets serpentine doux, et puis le maquis qui saigne les mollets. On l’atteindra le village, quoi qu’il arrive on l’atteindra, les yeux de Sainte Lucie veillent, la Corse ne nous avalera pas. Je me demande où est passé le temps de l’âge d’avant, l’enfant, l’adolescent, je vois ces pierres charriées par l’homme, la femme certainement pas, je vois mes pieds qui portent mon corps et l’entraînent devant, toujours devant. Je sens les genêts corses, épineux, qui griffent ma peau, m’infligent, testent les limites de mon épaisseur. Suis-je suffisamment épaisse pour traverser le maquis corse ? Je vois la mer, je vois là-bas l’horizon, au bout là-bas la terre s’avance sur la mer j’y suis allée hier, sentier littoral. Du vent et des histoires. Des plages, du blanc, le sable, une vache, les pas et les histoires. Frégate militaire, casquette qui s’envole, un homme son fils les pieds sont mouillés, les chaussures, l’eau. J’y suis tombée, suis-je déséquilibrée ? Les algues hier m’ont séchée, elles forment des amas pour se réchauffer, posidonies, j’ai froid je suis trempée je suis tombée dans l’eau, pourquoi j’ai perdu l’équilibre ? Les figues des hottentots rampent, falaises plages rochers, fleurs roses, magenta, jaunes, la flore m’épate, plantes grasses, piquantes, duveteuses. Mes pas m’avancent, cistes à fleurs blanches, où est passée l’adolescence ? Je traverse un semblant de ruisseau, il faut traverser pour avancer, ne pas glisser, accepter la main tendue, contourner une carcasse presque nue, poils drus cochon sauvage mi phacochère mi poisson, il a des sabots et une tête d’espadon, il ne lui reste qu’un lambeau de peau, lui aussi a perdu l’équilibre et moi j’avance, lianes de ronces lacérantes quoi qu’il arrive j’avance. Et c’est elle qui choit cette fois, son équilibre elle le perd le pied glisse c’est humide, le ruisseau, ses fesses dans l’eau, la main a percuté la pierre elle saigne rouge elle aura un bleu au mou de la main, elle dira qu’elle a mal au mou, on rira. Anatomiquement il s’agit en fait de l’éminence thénar, le prolongement du pouce, celui qui tient, celui qui s’accroche, elle se relèvera c’est sûr elle est déjà debout je la connais, on avance c’est l’âge adulte, on y est on devance on se hâte on empiète on dépasse on grandit. Aujourd’hui c’est le maquis et demain on verra.
S’échauffer les papilles avec des agrumes peau épaisse ils sont nés ici, rudesse du soleil, sel de Méditerranée. S’étirer les cuisses et les mollets, la journée sera étirée elle aussi si ces derniers supportent le désert des Agriates comme ils portent les souvenirs, bons ou mauvais. Cette nuit une brochette de filles a dormi, parallèles, sans faire de bruit. Celle du milieu s’est levée en premier, au milieu sur les draps la trace d’un corps avachi, dans l’air le souffle léger des inspirations, expirations de celles qui rêvent. Celle qui se lève voit celle qui dort, elle est toute petite sur son grand matelas. Elle ferme la porte et va vers la lumière, cuisine, citron-peau-charnue c’est peut-être un cédrat ici on sait, et puis gingembre pour accompagner la longue randonnée. Avec nos pas on retrouvera la plage, Saleccia, on l’espère, isolée mais non recluse.
Il a l’air vieux, il doit avoir quoi… 75 ans. T. lui a 35 ans aujourd’hui. Ca lui fait quoi je sais pas, moitié moins que cet homme en tous cas. Il a soufflé 15 bougies et il a eu un jeu pour s’amuser et un tee-shirt pour s’habiller. L’homme est seul avec Dieu, nous nous sommes cinq, 3 femmes, 2 hommes, on s’équilibre. L’un des hommes, celui qui a 35 ans aujourd’hui, marche à 4 pattes. 2 jambes pour le porter, 2 bâtons pour le soutenir. Nous sommes entrés dans l’église parce qu’elle était noire et blanche. L’éclopé a posé ses bâtons à l’entrée, ils sont rouges. Aujourd’hui c’est son anniversaire. Les pierres elles sont foncées et claires, plus noires que blanches. C’est atypique, aurait pu dire S., quelqu’un aurait surenchéri en ajoutant « c’est rare ». S. est rare, c’est vrai. Quelqu’un l’a dit ce midi. Il chine, vide les maisons de leurs choses rares, rares comme les chapelles noires et blanches. Sauf qu’ici en Corse, l’homme nous a dit qu’il y en avait 7, des chapelles noires et blanches. C’était juste après que S., une autre S., une des 3 femmes, celle qui tisse des arabesques, ait entonné son ave maria, juste après que les 5, l’un après l’autre, nous soyions assis sur un des bancs de la chapelle, face à quoi, face à nous-même. C’était juste après que l’homme ait commencé à nous parler et à dire que dans les églises on a le droit de chanter. Juste après qu’on ait écouté S. chanter, puis l’homme raconter. La chloritite, c’est le nom de la pierre, celle qu’ils ont ramassée dans les rivières, elle est noire ou plus claire, c’est celle qu’ils ont amenée jusque là à dos d’homme ou d’animal, de la vallée à la montagne, elle a changé d’air la pierre. La chloritite, docile à tailler, l’homme nous dit qu’elle a 2 particularités. Il s’approche de nous les 3 femmes, le regard scrute il a 75 ans, peut-être 73 ou 80, nous on suinte la trentaine il sait qu’il va faire mouche, il pose : « L’une des particularités plaît tout particulièrement aux femmes. » Silence dans l’assistance, il sait qu’il retient notre attention. L’une lance : « c’est qu’elle est douce ? ». L’autre ose : « C’est qu’elle est dure? ». L’homme disparaît derrière l’autel, les femmes attendent, il en prend une, lui dit d’enlever sa veste. Les 5 autour, lui au milieu, il a ramené deux pierres foncées de derrière l’autel. Elles sont lourdes les pierres, elles sont denses, on les pèse, ce sont des chloritites. L’une d’entre elles a été grattée, il a un couteau, il me dit de relever ma manche, tendre ma main, il gratte la pierre avec la lame de son couteau, une poudre tombe dans ma main. Il me dit de réunir les deux mains avec ses gestes de vieux, et avec énergie de frotter mes mains, fort fort, l’une contre l’autre il faut que ça chauffe, plus vite. « Sentez », il me dit. Ca sent le fer, ça exhale le fer. S. le brocanteur dit « le sang ». Tous hument, ça sent le fer, tout le monde sent mes mains, c’est surprenant, c’est rare. Oui, c’est rare. Et on se met tous à toucher, caresser mes avant-bras, mes mains, c’est d’une douceur rare elle aussi, je l’ai vu dans le regard des 2 hommes. Mes mains sentent le fer, on sort, direction un pont, un pont gênois, la rivière. T. y trouvera une de ces pierres, c’est son anniversaire.
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Il est rare de lire de tels textes sur cette île. Votre naturalisme enchanteur appréhende avec sensibilité paysages, moments et sensations. Nicolas Bouvier, Thoreau… vous liraient surement avec plaisir.
Et ça fait du bien à cette île étalage à clichés.